Chants du Monde – Suzy Cohen

Les Chants du Monde

J’ai vécu comme une ombre
Et pourtant j’ai su chanter le soleil.
Paul Eluard

Avec sa série consacrée aux Chants du monde, Suzy Cohen crée un grand ballet poétique, sémantique, étrange, esthétique de signes, de graphies, de lettres en état de danse, de pose hiératique, de fièvre. Elle recueille, orchestre, met en situation chorale et ballerine ce désir humain d’associer l’utilité de la communication, le geste de sa transcription, le sacré de la langue et le secours de l’art.

Elle pose le chant dans le signe muet, elle entend le chant dans sa trace silencieuse, dans son élan graphique et manuel. C’est de l’âme du chant qu’il est ici question, de ces lettres qui, comme des conques, des coquillages pulvérisant la voix de la mer, portent en elles le chant du monde, sa culture, ses essences, ses cordes vocales et ses encres. Et dans un superbe élan métonymique, le signe entonne la chose signifiée. Il n’est pas étonnant ici, de couver sous quelques lignes calligraphiques, comme une cédille, l’indice d’une partition musicale. Chants du monde.

Dans ces Chants, Suzy Cohen réussit le prodige poétique de faire entendre le crissement de la plume, le frisson amoureux du papier, le frôlement du geste, la glissée mouillée du pinceau. La chorégraphie suggère les musiques qui la portent, les cultures, les accents, les vents, la lumière, les esprits, les odeurs, les dieux.

Et ce sont, ces Chants, des déclinaisons de la poésie épique, un visage de la poésie elle-même. Poésie, écriture conviée à la plainte, au cri, au rire, à la danse, au chant. Cet ensemble nous dit aussi comment l’artiste, qui a sillonné le monde et pérégriné tout le long de son essieu, s’est montrée curieuse de lui et sensible à ses carats et comment, avec quelle délicatesse, avec quelle intensité, avec quelle vibration, avec quelle implication personnelle elle porte témoignage. Celle qui a frissonné s’acquitte en frissons. En systoles. Ces lettres font songer aux systoles, aux extrasystoles.

Et ce qui chante ici, ce qui tinte, gronde et retentit, c’est certes le monde, capté dans la singularité de ses accents, de ses gestes, dans ses représentations de la beauté, dans ses désirs de communication, de liberté, d’émancipation, mais c’est aussi Suzy Cohen elle-même, émue, charmée, impliquée, ensorcelée et qui restitue dans un langage graphique des échos et des traductions personnels. Et la voix de ses envoûtements, de ses déceptions, de ses illuminations va se lover dans les tressaillements des signes, dans leurs torsions, dans leurs assemblages étranges et fascinants, dans leurs recompositions, à l’instar d’un musicien cherchant à intégrer dans son œuvre l’âme même de son folklore natal ou d’une griffe musicale séduisante découverte en voyage. Ces chants sont alors la restitution personnelle, artistique, au tertre d’une sorte de gestation alchimique, d’une traversée active parmi les caractères enflés de savoirs, de saveurs, d’histoires, de sangs et de croyances.

Dans tous ces chants, avec des parties d’eux tous, Suzy Cohen ourdit un chant personnel et universel, un chant qui plaide pour la pluralité, la différence, un chant qui désire les rencontres, les métissages, le respect, un chant qui dit les croisements, les emmêlements, un chant qui sert chacun et l’idée grandiose du tous.

Ici, ce n’est pas l’espéranto, rien n’est gommé dans le but d’uniformiser un véhicule langagier, ici, c’est la rencontre, en un chœur formidable, sonore et mélodique, de tous les poumons et de toutes les voix du monde.

Ce chant de Suzy Cohen, rencontre de voix distinctes qui forment chœur, me semble présenter une analogie avec le poème tel que René Char le définit : le poème est l’amour réalisé du désir demeuré désir. Le chant est ici le mariage réalisé des différences demeurées différences.

En ces temps de déchirement, de rejets, d’affrontement, d’intolérance, cette rencontre harmonique des différences et des parentés, au demeurant, me semble aussi un formidable plaidoyer humaniste.

A ce chant, Suzy Cohen n’oublie pas d’associer, comme un acte de résistance à toute espèce de candeur, comme un intraitable coup de lucidité, la délicieuse et douloureuse esquisse de cette journaliste indienne sacrifiée. Elle évoque la reconnaissance de la langue de la minorité berbère, elle jette sur la page les pétales bariolés d’une envolée de masques africains — et c’est fulgurant de beauté ! – elle opère sur le cuir vivant, elle sème les traces de sa propre histoire, elle fixe une caravane dans la nuit rouge, lettrée, étoilée, semée d’or du désert. Le désert est un lieu qui l’inspire, qui la hante, qui la mobilise, un lieu qui, contrairement à ses acceptions, lui semble habité et envoûtant, fécond et lyrique.

L’angélisme n’est pas la marque de Suzy Cohen, Juive et Marocaine, c’est-à-dire deux fois appelée à la clairvoyance.

Un coffret vitré s’intitule La Fin du voyage. Qu’y a-t-il à la fin du voyage, selon Suzy Cohen ? Un trésor ? Des sacs d’épices ? Des liasses ? Des pépites ? Des balles de thé ? Non, pas du tout. Il y a une paire de lunettes, deux plumes métalliques pour écrire, deux déchirures de papier écrit, un sceau. Art poétique de l’artiste. Voir, transcrire, signer. Au bout du voyage, porter témoignage.

Il y a, pour légender une magnifique œuvre graphique ornée du collage d’un feuillet manuscrit (mise en abyme étourdissante de la lettre dans la lettre, avec un beau jeu d’acceptions) un titrage merveilleux sous la forme d’un proverbe talmudique : Ne demande jamais ton chemin, tu risquerais de ne pas te perdre.

Il y a, posée parmi les vers manuscrits, sertie, enchatonnée en eux , coiffée d’une feuille d’or, la Femme Noire de Léopold Sédar Senghor, majestueuse, ample, en volupté. Parmi ces raffinements et ses fastes graphiques, ces livres de prières, ces drapeaux de prières, ces corans somptueux, ces pétales d’or, on voit passer, voûtée, accrochée à son bâton, belle et terrible, l’oeil blanc, la Mendiante de Zanzibar que semble hâler un chien malingre. Elle est, selon Suzy Cohen, une figure de la beauté. Elle est précieusement recueillie parmi les signes, les chants.

Autre joyau du recueil, le bouleversant portrait d’une Petite Fille Akha qui a réalisé sa magnifique coiffe et qui affiche, comme une déclaration poétique, la splendeur de ses yeux bleus et de sa bouche rouge. Voilà encore, selon Suzy Cohen, où vivent les oeuvres, où se blottit la grâce. C’est ainsi que les filles fleurissent.

Techniquement, avec son effervescence chinoise, son Artisanat dans le chaos, sa Fibule berbère, ou ses Fulgurances de l’Inde, pour ne nommer que quelques oeuvres, l’artiste porte le collage, qu’elle exploite beaucoup dans cette aventure des Chants, à un état de supérieure efficace, à une formidable qualité d’enchâssement dans les encres, les brous, les formes, les signes.

Je voudrais enfin rendre justice à ces jeux d’ombres, de dentelles, de fantômes, d’auréoles, de bas-reliefs, de halos obtenus, après des manipulations savantes du papier mûrier, avec un tampon à ornements acquis en Inde. Le vertige est assuré. Inventive, ingénieuse, poétique, singulière, magique, humaniste, frémissante, l’aventure des Chants du Monde de Suzy Cohen compose un étourdissant et vivant chant des signes, une hallucinante danse de la parole, une vision belle, clairvoyante et volontaire du monde qui s’évertue à se dire et à se raconter.

Denys-Louis Colaux